Internet change le monde. Il manquait un livre pour exprimer la radicalité des modifications induites par le Web et l’informatique, mais il est paru cette année. Intitulé « Le peuple des connecteurs », il est dû à la plume de Thierry Crouzet, auteur de nombreux ouvrages sur l’informatique et Internet.
Le livre se veut un peu l’évangile des connecteurs, c’est-à-dire des personnes qui forment un réseau (et qui en sont conscients en jouant le jeu de ce réseau), notamment au moyen d’Internet. Il se présente sous la forme d’un « décalogue ». Ses commandements, au nombre de 12, semblent exprimer le contraire du bon sens : le premier nie bien sûr tout statut de loi aux conseils que donne le livre (ne pas obéir). Les autres tentent de remettre en question les idées reçues de notre société : ne pas voter, ne pas légiférer (mais laisser l’auto-organisation se mettre en place), ne pas étudier (pour ne pas subir les cadres trop rigides du système académique), ne pas promettre (parce que c’est tout simplement illusoire), ne pas manifester (mais agir dans son coin en pensant à la globalité), ne pas compliquer, ne pas travailler (mais être un indépendant pour qui le travail est aussi un plaisir), ne pas rationaliser (et remettre Descartes en boîte), ne pas croire, ne pas mourir et enfin ne pas provoquer. Tout au long de ses développements, l’auteur fait découvrir à son lecteur les origines d’Internet, de l’informatique, les domaines de la science permettant de comprendre le développement fulgurant du Web : cybernétique, sciences des systèmes complexes, de l’auto-organisation, du chaos, des réseaux, etc… Il évoque des figures scientifiques de première importance comme Wiener, von Neumann, Turing et bien d’autres, sans oublier des auteurs de science-fiction dont la prescience ne cessera de nous étonner. Il nous emmène dans un voyage intellectuel fascinant. Il présente, par exemple, dans le chapitre 6, un courant de pensée qui, partant des automates cellulaires produisant des motifs extrêmement complexes à partir de règles très simples, essaie de montrer que le monde s’est peut-être développé de la même manière, à partir de règles de base simples. Ainsi, « quand la simplicité engendre la complexité – comme c’est sans doute le cas dans la nature-, la seule approche descriptive est la simulation. » (p. 189). L’ordinateur n’est plus seulement un outil de travail et de communication, il devient un laboratoire permettant de connaître le monde. Mais si un programme informatique peut simuler un monde aussi complexe que le nôtre, alors nous sommes peut-être nous-mêmes dans une simulation. Des philosophes s’interrogent très sérieusement et posent d’une manière très subtile la question un peu grossièrement traitée dans Matrix*. L’ouvrage se termine en montrant les prolongements que la technologie peut apporter à la vie humaine et ceux qui croient à cette idée. C’est peut-être le chapitre de trop, le transhumanisme (c’est ainsi qu’on appelle ce mouvement) ayant des relents un peu sulfureux (comme le reconnaît du reste l’auteur).
Comme les livres qui brossent des paysages intellectuels, ce livre a quelques défauts. Nous avions évoqué la question de la pomme empoisonnée de Turing qui pourrait être ou non celle du constructeur d’ordinateur Apple. Une petite erreur aisément vérifiable. Parfois l’auteur prend des raccourcis un peu vertigineux, en tout cas pour ceux qui ne sont pas habitués à la lecture d’ouvrages scientifiques. Cependant l’ouvrage a des mérites plus grands et nous fait prendre conscience de la profondeur des changements que connaît notre époque et de la place de plus en plus grande que l’informatique prendra, non seulement comme domaine technique, mais également comme paradigme. Si nous voulons prolonger ces questions, nous ne pouvons qu’en appeler au développement d’une philosophie de l’informatique. Ce n’est donc pas un hasard total si Thierry Crouzet est l’un des invités du 2ème festival de philosophie, le week-end**.