Un des livres qui a nourri le débat à propos du Web 2.0 porte un titre qui ne laisse aucun doute sur le parti-pris de son auteur: “Le Culte de l’amateur. Comment Internet détruit notre culture?”. Andrew Keen livre une critique impitoyable sur l’Internet d’aujourd’hui, se désolant de ce qu’on laisse le champ libre à des amateurs, alors que les positions de certains professionnels comme les journalistes, les libraires, les éditeurs de musique, sont de plus en plus fragilisées. Il regrette que les personnes de talent soient concurrencées par des amateurs, sans toutefois définir ce qu’il entend par talent. Même pour le terme amateur, l’auteur se contente d’une définition dictionnaire, sans chercher à savoir qui sont ceux qu’il nomme amateurs et pourquoi ils contribuent aux contenus d’Internet. Seuls les professionnels sont, à ses yeux, capables d’un travail sérieux. L’auteur défend un point de vue corporatiste et, de surcroît, il confond l’ensemble du Web participatif avec Wikipédia, le site dans sa ligne de mire. Il omet de mentionner le mouvement open source qui est le modèle de base pour la collaboration en ligne. Il ne fait pas la différence entre la collaboration où chaque participant est sur pied d’égalité (Wikipédia) et le crowdsourcing, c’est-à-dire le fait que l’on confie une tâche précise à une foule de personnes. Nous avons donné dans ce blog plusieurs exemples de projets de nature scientifique où des tâches sont confiés à une multitude de passionnés:
On pourrait encore mentionner ce site de crowdsourcing visant à traduire une encyclopédie rédigée en grec et datant de l’époque byzantine:
En fait, la limite entre amateurs et professionnels se fait de plus en plus ténue sur Internet. On compte parmi les blogueurs de nombreux professionnels qui parlent des sujets dont ils sont spécialistes, partageant leurs réflexions avec leurs pairs. Ils ont la compétence des professionnels, mais ils ne sont pas rétribués directement pour leur blog, qui fait plutôt partie de leur “self-marketing”.
Pour revenir au terme “amateur”, n’oublions pas qu’il vient du latin amare (aimer) et qu’il désigne quelqu’un qui a un goût vif pour quelque chose, quelqu’un qui cultive les beaux-arts sans en faire sa profession (musique, peinture) et, en mauvaise part, un homme d’un talent médiocre. Andrew Keen retient la dernière définition, alors que dans le domaine du Web collaboratif, c’est la seconde qui s’impose. De nombreuses personnes entretiennent et développent des compétences dans un domaine sans que cela devienne une profession, soit parce qu’ils ont découvert ce domaine a après leur formation, soit parce qu’ils l’ont étudié mais n’ont pas pu l’exercer professionnellement. De surcroît, il existe de nombreux domaines où mondes professionnels et amateurs coexistent sans que cela pose problème, comme le sport. Enfin, il faut peut-être retourner un peu dans le passé pour réaliser que la professionnalisation de la science est relativement récente. De nombreux domaines scientifiques doivent une partie de leur développement à des amateurs, au bon sens du terme.
Andrew Keen consacre de nombreuses pages de son livre à pleurer sur la mort ou la longue dégénérescence des industries du livre et de la presse, de la musique et du cinéma. Il attaque au passage le concept de longue traîne de Chris Anderson, sans toutefois livrer son argumentation (traiter une théorie d’utopique ne suffit pas). On commence toutefois à sortir de ce qu’on peut considérer comme le Web 2.0 stricto sensu. Il s’agit plutôt d’une révolution dans le mode de distribution de certains produits. Si le Web 2.0 y est pour quelque chose, c’est uniquement dans le phénomène des recommandations: les internautes ont la possibilité de créer des notices où ils donnent leur avis sur tel ou tel produit. Autrefois, les critiques faisaient les succès. Aujourd’hui ce sont les commentaires des internautes et les blogs. La longue traîne, plus qu’un modèle à suivre, est une constatation faite sur l’observation des ventes de livres dans Amazon. La distribution d’ouvrages ou de CD via Internet s’avère plus efficace, car elle met un produit à disposition de son public potentiel grâce aux mots-clés. Sur le fond et notamment sur la question de la propriété intellectuelle mise à mal par le Web actuel, de nombreux auteurs ont déjà mis en évidence le fait qu’elle devait être revue.
Andrew Keen se défend de vouloir jeter le bébé avec l’eau du bain, ayant lui-même travaillé dans la Silicon Valley. Pourtant c’est bien ce qu’il fait. Son propos devrait se restreindre à ce qu’on appelle Web 2.0 ou Web participatif: la blogosphère, Wikipédias, etc. Mais il critique bien d’autres facettes d’Internet qui n’ont rien à voir avec la participation, comme les jeux d’argent en ligne ou les problèmes de sécurité. En ce qui concerne la critique de ce qui constitue exclusivement le Web 2.0, à savoir la participation et la collaboration, son argumentation est bien faible. Surtout, il ne met pas en balance les avantages (coût, mobilisation) avec les inconvénients (qualité, crédibilité). Le Web participatif et collaboratif doit encore mûrir. Mais quand on voit l’évolution de Wikipédia, qui a peu à peu mis en place diverses systèmes pour améliorer sa qualité, on est en droit de croire que c’est possible.
Ce que ce livre ne dit pas (ou trop peu), c’est la profondeur des changements qui sont en train de se produire. Les utilisateurs d’Internet ne veulent plus être passifs comme l’étaient les lecteurs des journaux papier. Ils veulent participer aux contenus. Mais il existe plusieurs degrés de participation, du commentaire à la co-création. Chacun finira par trouver sa place, qu’il soit amateur ou professionnel.