Le 2ème Festival de philosophie de Fribourg a voulu traiter des mutations actuelles induites par le développement de l’informatique, des réseaux et d’Internet, en partant du film Matrix. Pour cela, ses organisateurs ont invité deux philosophes qui ont vu Matrix, Patrice Maniglier* et Frédéric Grolleau**, ainsi que Thierry Crouzet***, l’auteur du Peuple des connecteurs qui a eu le grand mérite, dans son livre, de montrer les développements scientifiques qu’il est essentiel de connaître pour pouvoir réfléchir à ce qui se passe sous nos yeux.
On a malheureusement assisté à un dialogue de sourds. Les deux philosophes, se réclamant d’une longue tradition, tentaient de voir quelles questions ce film pouvait poser et sous quel angle. On en revenait sans cesse à des questions classiques (et certainement essentielles) comme celle de la liberté, y compris dans le public. De son côté, Thierry Crouzet, installé sur le tabouret encore un peu brinquebalant d’une science très neuve qui remet profondément en question l’approche classique newtonienne (pour mémoire: sciences de la complexité), a montré quelles étaient les conditions technologiques pour créer une matrice. Il a aussi souligné un fait important auquel j’adhère depuis longtemps: les plus grands penseurs du XXème seront peut-être les auteurs de Science-Fiction. Ces derniers ont pensé à des problèmes tout à fait inédits que les philosophes traditionnels n’ont même pas pu envisager comme la vie avec des machines.
Frédéric Grolleau a expliqué que les frères Wachowski se sont inspirés de l’ouvrage de Baudrillard, Simulacre et simulation, auxquels ils font une allusion directe dans le film. Matrix tient du simulacre, une simulation que l’on fait passer pour vraie (alors que dans le cas d’une simulation, on sait qu’elle n’est pas réelle: c’est le cas du simulateur de vol). On peut se demander si cette distinction a encore une validité quand on voit ce qui se passe aujourd’hui dans le domaine des univers virtuels (jeux en réseau, Second life). Il y a une imbrication complexe du réel et du factice. Une fois de plus, les concepts virtuel et actuel de Pierre Lévy sont bien plus opérants: un monde de possible s’actualise dans le réel.
Heureusement pour le débat, une personne dans le public a relevé qu’il y avait beaucoup de matrices déjà en activité actuellement.Et c’est là toute la question: comment vivre avec ces matrices? Comment entre-t-on et ressort-on de ces matrices? Patrice Manilier a convenu que c’était la question essentielle. Il faudra d’autres débats pour savoir comment y répondre.
Est-ce que seuls les philosophes peuvent faire de la philosophie? Est-ce qu’il n’y a pas d’autres approches du monde comme la science qui peuvent aussi répondre aux questions essentielles? Comment faire dialoguer ces différentes approches? Les développements de l’informatique et des réseaux posent d’immenses questions, très nouvelles. Comme cela a été rappelé dans ce débat, on sait faire et lancer aujourd’hui des programmes qui ont ensuite un comportement imprédictible. Que penser de cela? Faut-il développer une philosophie de l’informatique, comme on a déjà une philosophie des sciences ou une philosophie du droit?
* un des auteurs de « Matrix, machine philosophique », 2003
** il a laissé un texte sur Matrix à l’adresse suivante: http://www.fredericgrolleau.com/article-3636249.html
*** http://www.tcrouzet.com/
NB: cette note a été légèrement modifiée, suite à un débat constructif avec l’un des philosophes mentionnés, Frédéric Grolleau, débat qui s’est fait par mail. Sa réaction première se trouve dans le commentaire ci-dessous. Il nous a aussi fait parvenir le texte de l’intervention qu’il aurait souhaité faire le jour de ce débat, mais pour laquelle il ne disposait pas de suffisamment de temps. Ce texte est très intéressant et donne des pistes concernant les questions que nous posons. Le lien se trouve dans une autre note.
En définitive, ce débat aurait dû être mieux préparé et balisé par ceux qui l’ont organisé.