Virtuel

Virtuel /actuel

Avant d’être utilisé, le terme de virtuel doit être soigneusement défini. Aujourd’hui, on joint le terme de virtuel à toutes sortes de concepts: la réalité virtuelle, l’image virtuelle, etc.. On trouvera une recension de l’emploi de ce mot et de ses diverses modalités dans l’ouvrage de Philippe Rigaut(1). Cet auteur décrit les emplois de virtuel et assimile le terme de virtuel à ceux de faux, falsification, détournement de la réalité. Selon lui,


Il y aurait (…) toute une réflexion critique à mener sur la notion de réalité virtuelle. Celle-ci en effet s’avère extrêmement problématique. Les NTIC permettent des actions à la fois dématérialisées mais néanmoins réellement agissantes ; circuler dans les allées d’un magasin qui n’existe qu’à l’état d’animation en 3D sur un site Internet et dans lequel pourtant il est possible de faire ses courses (…) constitue une expérience certes inédite, qui célèbre la curieuse union du mouvement et de l’immobilité . Mais fondamentalement, feuilleter un catalogue de vente par correspondance puis passer sa commande par téléphone appartiennent à la même catégorie d’action.

Il considère cependant qu’à « son stade le plus sophistiqué, la médiation numérique organise toute une dématérialisation de l’action dont l’individu peut à présent faire l’expérience dans la quasi-totalité des contextes cognitifs auxquels il peut être contraint de s’adapter, tant dans sa vie professionnelle qu’au travers de ses tâches domestiques ou de ses activités de divertissement ». Et plus loin :

La déréalisation que sont en train de mettre en œuvre les nouvelles technologies, et tout spécialement celles impliquant immersion dans la réalité virtuelle et interactivité, s’organise dans de multiples espaces, tant professionnels que ludiques. Peu à peu nous nous familiarisons avec l’idée d’une continuité entre le réel, tel que nous l’éprouvons physiquement et sensoriellement, et sa reproduction numérique. Au robot et au cyborg succède aujourd’hui la figure fantasmatique de la vie virtuelle.

Cependant, avant de parler de déréalisation, il faudrait peut-être s’intéresser à la notion de réel, qui s’oppose à celle de virtuel. Or depuis quelques années, la pensée constructiviste a montré que ce que nous prenons pour le réel est déjà une construction . Notre esprit perçoit le monde qui nous entoure en même temps qu’il le construit. La distinction entre virtuel et réel devient donc délicate :

La technologie de l’Internet vérifie la découverte de Ferdinand de Saussure, que le langage, appréhendé au niveau du signifiant, n’est qu’une mise en série de différences relatives et négatives, ce que l’on peut écrire minimalement comme {0,1}: dès l’origine, le langage aura été digital. On a reconnu là les deux éléments de base qui, à l’intérieur de tout ordinateur, peuvent se combiner en algorithmes pour créer du texte, calculer les trajectoires de fusées atomiques, gérer des portefeuilles, générer en bref un monde, une réalité qui s’impose de plus en plus, non pas, comme certains le croient, comme virtuelle, en doublet de la “vraie réalité”, mais comme le prolongement continu de ce que nous avons toujours connu sous le nom de cosmos: la fiction langagière de nos perceptions, qui fonde l’imaginaire consistant de la vie humaine. En ce sens, rien de nouveau sinon une dilatation quasi infinie de la réalité et de ses simulacres qui nous soutiennent. Les débats sur le plus ou moins de réalité du virtuel sont donc, à ce niveau, de faux débats: notre monde a toujours été virtuel, dès que l’homme a commencé à parler(2).

Pierre Lévy reprend lui-même une notion issue de la scolastique médiévale, redécouverte en quelque sorte par Gille Deleuze . Nous donnons ici quelques extraits de l’ouvrage de Pierre Lévy, « Qu’est-ce que le virtuel ? »(3) où il définit le virtuel et son corrolaire, l’actuel. Ces deux notions, indissociables, seront fondamentales pour la compréhension du musée virtuel que nous entreverrons sur Internet.

Le virtuel

Le mot virtuel vient du latin médiéval virtualis, lui-même issu de virtus, force, puissance. Dans la philosophie scolastique, est virtuel ce qui existe en puissance et non en acte. Le virtuel tend à s’actualiser, sans être passé cependant à la concrétisation effective ou formelle. L’arbre est virtuellement présent dans la graine. En toute rigueur philosophique, le virtuel ne s’oppose pas au réel mais à l’actuel : virtualité et actualité sont seulement deux manières d’être différentes.
(…)
Le virtuel, quant à lui, ne s’oppose pas au réel mais à l’actuel. Contrairement au possible, statique et déjà constitué, le virtuel est comme le complexe problématique, le noeud de tendances ou de forces qui accompagne une situation, un événement, un objet ou n’importe quelle entité et qui appelle un processus de résolution : l’actualisation.

L’actualisation


L’actualisation apparaît alors comme la solution d’un problème, une solution qui n’était pas contenue à l’avance dans l’énoncé. L’actualisation est création, invention d’une forme à partir d’une configuration dynamique de forces et de finalités. Il s’y passe autre chose que la dotation de réalité à un possible ou qu’un choix parmi un ensemble prédéterminé : une production de qualités nouvelles, une transformation des idées, un véritable devenir qui alimente le virtuel en retour.

Si on prend l’image d’un arbre, l’arbre est virtuellement présent dans la graine et il constitue son actualisation. Mais la forme de l’arbre n’est pas complètement déterminée par la graine. D’autres composantes entrent en jeu : le terrain, le climat, etc..

Pierre Lévy décrit aussi le phénomène inverse à l’actualisation : celui de la virtualisation. Il y a une grande différence entre la virtualisation et la réalisation. Cette dernière suppose un plan que l’on suit à la lettre : c’est par exemple la construction d’une maison.

La virtualisation peut se définir comme le mouvement inverse de l’actualisation. Elle consiste en un passage de l’actuel au virtuel, en une “élévation à la puissance” de l’entité considérée. La virtualisation n’est pas une déréalisation (la transformation d’une réalité en un ensemble de possibles), mais une mutation d’identité, un déplacement du centre de gravité ontologique de l’objet considéré : au lieu de se définir principalement par son actualité (une “solution”), l’entité trouve désormais sa consistance essentielle dans un champ problématique. Virtualiser une entité quelconque consiste à découvrir une question générale à laquelle elle se rapporte, à faire muter l’entité en direction de cette interrogation et à redéfinir l’actualité de départ comme réponse à une question particulière.

(…)

L’actualisation allait d’un problème à une solution. La virtualisation passe d’une solution donnée à un (autre) problème. Elle transforme l’actualité initiale en cas particulier d’une problématique plus générale, sur laquelle est désormais placé l’accent ontologique. Ce faisant, la virtualisation fluidifie les distinctions instituées, augmente les degrés de liberté, creuse un vide moteur. Si la virtualisation n’était que le passage d’une réalité à un ensemble de possibles, elle serait déréalisante. Mais elle implique autant d’irréversibilité dans ses effets, d’indétermination dans son processus et d’invention dans son effort que l’actualisation. La virtualisation est un des principaux vecteurs de la création de réalité .

Pierre Lévy donne comme exemple de virtualisation une entreprise classique, qui devient virtuelle :

L’organisation classique réunit ses employés dans le même bâtiment ou dans un ensemble d’établissements. Chacun des employés occupe un poste de travail précisément situé et son emploi du temps spécifie ses horaires de travail. Une entreprise virtuelle, en revanche, fait un usage massif du télétravail ; elle tend à remplacer la présence physique de ses employés dans les mêmes locaux par la participation à un réseau de communication électronique et l’usage de ressources logicielles favorisant la coopération .

Ainsi, avec sa virtualisation, « le centre de gravité de l’organisation n’est alors plus un ensemble d’établissements, de postes de travail et d’emplois du temps mais un processus de coordination qui redistribue toujours différemment les coordonnées spatio-temporelles du collectif de travail et de chacun de ses membres en fonction de diverses contraintes ». C’est ainsi que fonctionnent les grands projets industriels actuels, dans lesquels les lieux d’implantation des usines sont subordonnés au projet et non le contraire.

Toujours selon Pierre Lévy, une des conséquences de la

La définition que donne Pierre Lévy semble opératoire dans le domaine d’Internet. Elle a le grand mérite de séparer les termes de virtuel et d’irréel et de permettre de comprendre que le virtuel est agissant et peut avoir des conséquences dans la vie réelle. Ce qui se produit dans une communauté virtuelle, dans une entreprise virtuelle a des retombées qui sont bien tangibles. Par conséquent, faire entrer quelque chose dans un processus de virtualisation ne le déréalise en aucun cas. On ne fait que lui donner un autre mode d’être et la possibilité de s’actualiser encore autrement.

(1)Philippe Rigaut, Au-delà du virtuel, L’Harmattan, Paris, 2001

(2)LEUPIN Alexandre, « La fin du sexe », Chair et métal,

(http://www.alexandreleupin.com/articles/findusexefr.htm)

(3)Pierre Lévy, Qu’est-ce que le virtuel ?, La Découverte, Paris, 1995

Voir le texte de Pierre Lévy: “Sur les chemins du virtuel

 

Déterritorialisation

Selon Pierre Lévy, une des conséquences de la virtualisation est la déterritorialisation :


Lorsqu’une personne, une collectivité, un acte, une information se virtualisent, ils se mettent “hors-là”, ils se déterritorialisent. Une sorte de débrayage les détache de l’espace physique ou géographique ordinaire et de la temporalité de la montre et du calendrier. Encore une fois, ils ne sont pas totalement indépendants de l’espace-temps de référence, puisqu’ils doivent toujours se greffer sur des supports physiques et s’actualiser ici ou ailleurs, maintenant ou plus tard. Et cependant la virtualisation leur a fait prendre la tangente. Ils ne recoupent l’espace-temps classique que ça et là, en échappant à ses poncifs “réalistes” : ubiquité, simultanéité, distribution éclatée ou massivement parallèle.
(1)

En anglais, on utilise le terme d’everyware pour parler des outils et services auxquels on peut accéder tout le temps et à partir de tous lieux, le plus souvent via le Web.

(1)Pierre Lévy, Qu’est-ce que le virtuel ?, La Découverte, Paris, 1995, p. 18

Voir le texte de Pierre Lévy: “Sur les chemins du virtuel