Les auteurs de science-fiction constituent des cas un peu à part dans la littérature. Souvent eux-mêmes de formation scientifique, ils réfléchissent au devenir de l’humanité et notamment à ses rapports avec les progrès de la science et de la technologie. Parfois ils ont des intuitions fondamentales. Ainsi en est-il avec Asimov et son éthique des relations hommes-robots. De même, Aldous Huxley expose de manière lumineuse la problématique de l’eugénisme.
H.G. Wells s’interrogea sur diverses questions, notamment sur l’arrivée des extraterrestres sur notre planète dans «La Guerre des Mondes». L’humanité n’a pas encore eu l’occasion d’éprouver ces réflexions, mais à voir les nombreuses versions de cette histoire au cinéma, nul doute que son ouvrage constitue une des bases de réflexion dans son domaine. En effet, il évoque un problème qui se poserait de manière certaine dans une telle situation : le danger bactériologique auquel sera soumis toute créature venant d’ailleurs. En effet, les extra-terrestres de Wells succombent rapidement au choc que constitue le contact avec les milliards de milliards de virus et de bactéries de notre planète, auxquels nous sommes plus ou moins accoutumés après des millions d’années de vie commune.
Juste avant la deuxième Guerre mondiale, H.G.Wells fut invité par les éditeurs de l’Encyclopédie française* pour écrire un texte. Sa contribution porte sur l’idée d’une encyclopédie mondiale permanente (Permanent World Encyclopedia). Il a aussi publié ce texte dans un recueil intitulé « World Brain », consacré à l’éducation et à la connaissance. Et son texte s’avère visionnaire, tant du point de vue de l’idée qu’il se fait de la connaissance que de la solution proposée. Il s’agit, ni plus ni moins, d’une préfiguration de l’Encyclopédie en ligne Wikipédia.
Il commence par relever l’élitisme des anciennes encyclopédies, écrites « for gentlemen by gentlemen ». Les encyclopédies du 19ème, venant elles-mêmes des modèles du 18ème siècle issus des Lumières (Encyclopédie Diderot et d’Alembert par exemple), ne correspondent plus à l’augmentation des connaissances ni à celle du nombre d’humains à la recherche d’informations. Enfin, toujours selon Wells, ces encyclopédies ne suivent pas les progrès techniques, comme la radio ou la reproduction photographique. L’auteur ajoute à ces remarques le rôle des universités et écoles de tous degrés qui ne se préoccupent pas de la gestion et de la diffusion de ces connaissances en dehors de leurs cercles**.
Wells propose alors la création d’un organisme mondial, dont la responsabilité serait de collecter, indexer, résumer et diffuser le savoir, sous la forme d’une « permanent world encyclopedia ». Il faudrait bien sûr un grand nombre de personnes pour maintenir à jour cette encyclopédie. Wells accorde dans son projet une grande importance à l’indexation : indexer tout ce savoir permettra de l’ordonner et surtout de le retrouver. Notre auteur vivait à une époque où l’ordinateur n’existait pas et pouvait encore difficilement être pensé. Il imagine donc cette encyclopédie avec les moyens de son temps, notamment les microfilms. Mais son but est de rendre l’ensemble de la mémoire humaine accessible à chacun, ce qui constituerait un «cerveau de l’humanité entière» (all-human cerebrum), permettant la synthèse du savoir humain.
Bien des décennies plus tard, Wikipédia voit le jour, correspondant en tout point à ce projet. L’informatique et Internet semblent constituer des technologies particulièrement bien adaptées pour ce projet. Internet est basé sur une philosophie collaborative et ce sont ses utilisateurs qui travaillent sans relâche à l’amélioration de Wikipédia et de tous les autres projets analogues.
L’idée même de réunir les connaissances de l’humanité est bien plus ancienne. L’un des plus anciens projets qui vont dans ce sens est sans doute celui de la Bibliothèque d’Alexandrie et de toutes les bibliothèques qui fleurirent à l’époque hellénistique. Les Encyclopédies des Lumières participent aussi de cette volonté. Mais Internet constitue un outil performant non seulement pour la réunion, mais aussi pour la diffusion des connaissances. Il offre aussi la possibilité d’effectuer des recherches à travers cette masse d’informations.
L’intelligence humaine ne peut s’exercer que sur une masse importante de connaissance. De tout temps, l’humain a accumulé le savoir. Les auteurs de science-fiction mentionnés au départ de cet article semblaient en être conscient : c’est à travers une Fondation censée rédiger l’ « Encyclopedia galactica » qu’Asimov pense pouvoir raccourcir la période des temps obscurs qui ont cours entre deux civilisations brillantes. Le « Meilleur des Mondes » d’Huxley est dépourvu de livres et c’est un être élevé en-dehors de cet univers et qui a lu Shakespeare qui y sème le trouble. Ce mouvement qui se déroule sous nos yeux et qui vise à conduire le maximum de connaissances vers Internet a sans doute des enjeux de civilisation considérable que nous avons de la peine à percevoir. Mais nous pouvons être d’accord avec un fait sous-jacent à la pensée de Wells et de bien d’autres auteurs : le partage des connaissances est sans doute une bonne chose pour l’humanité et va à l’encontre de tout obscurantisme.
* L’Encyclopédie française était une encyclopédie française conçue par Anatole de Monzie et Lucien Febvre, parue entre 1935 et 1966.
Détail des volumes
* I. L’Outillage mental. Pensée, langage, mathématique.
* II. La physique.
* III. Le Ciel et la Terre.
* IV. La vie.
* V. Les êtres vivants.
* VI. L’être humain.
* VII. Espèce humaine.
* VIII. La vie mentale.
* IX. L’univers economique et social.
* X. L’état moderne, amenagement et crise.
* XI. La vie internationale.
* XII. Chimie. Science et industries.
* XIII. Industrie. Agriculture.
* XIV. La civilisation quotidienne.
* XV. Education et instruction.
* XVI. Arts et Littératures dans la société contemporaine:
Materiaux et Techniques.
* XVII. Arts et Littératures dans la société contemporaine:
Oeuvres et Interpretations.
* XVIII. La Civilisation écrite.
* XIX. Philosophie. Religion.
* XX. Le monde en devenir (histoire, évolution, prospective).
** on ne relèvera jamais assez combien la vulgarisation scientifique a mauvaise presse dans les Universités. Elle est d’ailleurs le plus souvent du ressort de journalistes scientifiques, même si l’on peut relever quelques notables exceptions.
Texte de Wells en anglais: