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Le cinquième pouvoir

2007 est une année électorale autant en France (présidentielle pour ceux qui ne seraient pas au courant) qu’en Suisse (chambres fédérales en automne). L’occasion de faire le point sur l’influence d’Internet dans la politique. Thierry Crouzet, auteur bien connu du Peuple des Connecteurs, vient de sortir un essai consacré à ce thème, un essai attendu, dont il rendait régulièrement compte de l’écriture sur son blog.
Ce livre s’intitule « Le cinquième pouvoir ». Sa thèse principale est qu’après les trois pouvoirs classiques des sociétés démocratiques (censés être clairement séparés), après le quatrième pouvoir constitué par les médias classiques (presse, radio et télévision), un cinquième pouvoir est en train d’émerger, celui du réseau Internet.

Thierry Crouzet commence par retracer des exemples d’influences nettes de la part d’internautes sur des campagnes poliques. Pour les Etats-Unis, il y a bien sûr celui d’Howard Dean, le candidat démocrate aux précédentes primaires. Pour ce qui est de la France, il raconte l’histoire d’Etienne Chouard, un blogueur qui a eu, sans le vouloir, une influence déterminante dans le débat sur la Constitution européenne. Il montre comment des citoyens peuvent s’opposer à des municipalités grâce à des blogs où toutes les « affaires » sont présentées,alors qu’on n’en fait aucun cas dans la presse classique.
Dans la seconde partie, l’auteur explique bien que cette situation n’est possible que parce qu’Internet est un réseau, organisé de manière totalement décentralisée et dont les issues sont imprédictibles. De plus, Internet permet de détourner les médias traditionnels et donne voix au chapitre à ceux qui, d’ordinaire, sont tenus à l’écart. Le réseau peut leur servir alors de caisse de résonnance (jeu de mot cher aux internautes…).
Thierry Crouzet détaille aussi (et nous lui en sommes reconnaissants) la théorie de la longue traîne de Chris Anderson, une théorie intéressante qui montre, dans le domaine du marketing, qu’Internet a changé la donne. En effet, grâce aux possibilités d’accès à l’information (moteurs de recherche, recommandations croisées des magasins en ligne), des produits qui étaient presque oubliés, peu connus, retrouvent une seconde vie. En d’autres termes, alors que dans les commerces classiques l’offre est standardisée, massive et limitée quant au choix, sur Internet, elle met en avant quelques produits phare puis s’étend comme la traîne de la robe de mariée. L’auteur se demande alors si cette théorie peut s’appliquer à la politique. Il constate que le nombre de candidats à une élection a tendance à augmenter. Cependant les institutions actuelles ne sont guère adaptées à cette situation. Quand il y a de nombreux candidats et que seuls deux passent au second tour, il suffit d’un 15% qui n’est pas représentatif. Dans quel sens alors réformer les institutions: proportionnelle, introduction d’un 3ème tour? Ou alors passer à la politique 2.0.
Par cette expression, Thierry Crouzet entend une politique collaborative qui serait basée sur les mêmes principes que le Web 2.0. Mais cette politique 2.0., il peine à la dessiner. Il évoque un exemple qui, tout en étant passionnant (la création de Visa, l’organisation qui gère la carte de crédit du même nom, qui répond à une structure collaborative et qui n’est pas cotée en bourse), ne convainc pas. Le problème de son ouvrage, en effet, c’est l’absence d’analyse. Pour dessiner une politique 2.0. il aurait fallu étudier patiemment les exemples de politique participatives qui existent déjà: Ségolène Royal en a mis en oeuvre, en s’inspirant de pratiques brésiliennes. Il aurait fallu ensuite voir comment ces exercices s’adaptaient au Web ou, plutôt, comment Internet pourrait « booster » la politique participative et quelles seraient les implications de sa mise en oeuvre (accès à Internet pour tous, éducation aux outils électroniques, sécurité des débats, etc…). Le livre un peu écrit dans l’urgence et dont la thèse fondamentale se trouve déjà dans « Le pouvoir des pronétaires » de Joël de Rosnay, laisse un peu sur sa faim, notamment parce qu’il survole son sujet plus qu’il ne le maîtrise. Il n’y a pas de véritable méthode d’approche du phénomène (si ce n’est un enthousiasme communicatif). Fort heureusement, l’auteur attire l’attention (mais peut-être pas suffisamment) sur les dangers du cinquième pouvoir: la dernière campagne présidentielle américaine, qui l’avait totalement intégré, a trouvé dans le Net un vaste espace de dénigrement où il était aisé de faire circuler des rumeurs. Mais Thierry Crouzet fait trop confiance aux internautes, aux connecteurs pour considérer qu’il s’agit d’un problème grave.
Personne ne contesterait sérieusement l’existence de ce cinquième pouvoir. Tout le problème est de savoir comment l’aborder, pour mieux le comprendre. Parmi les pistes présentées par Thierry Crouzet, il en est une qui me paraît très intéressante: les cartographies du Web. Il évoque en effet les travaux de l’Université de Compiègne qui produit des images des réseaux que forment sites sur un thème particulier (en tenant compte des liens qui vont des uns vers les autres), en prenant en compte certains critères comme l’opinion défendue, l’appartenance politique, etc…

http://www.webatlas.fr/
http://www.webatlas.fr/ressources/galer … itique.pdf (carte du non à la Constitution européenne, lors du référendum de 2005)

Malgré les critiques émises plus haut, il faut cependant relever les mérites des livres de Thierry Crouzet. C’est une personnalité dotée d’une belle intuition sur les potentialités d’Internet. Il joue un peu le rôle d’éclaireur. Il a surtout le mérite d’attirer l’attention sur des travaux essentiels à la compréhension du Web publiés moins connus en Francophonie. C’était déjà le cas du Peuple des connecteurs. Enfin, je lui aussi aussi un certain talent de conteur.

http://blog.tcrouzet.com/