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On a la Seconde vie qu’on mérite

Décidément les journalistes de Suisse romande se sont donné le mot. Hier, le Matin, Fémina, pour la presse écrite, et Mise au Point, pour la télévision, évoquaient Second Life. Après l’annonce tonitruante de la création d’une ambassade suédoise dans Second Life et les entretiens en ligne du WEF avec Adam Reuters, l’avatar de l’agence Reuters, c’était le sujet à traiter… Et les rédactions de lancer leurs envoyés spéciaux dans l’exploration du monde virtuel. Visiblement influencés par ce qu’on a vu et lu ces derniers temps, les trois explorateurs ont foulé les chemins balisés de Second Life: Reuters semble le lieu incontournable, mais pas de mot sur la presse interne de Second Life, pourtant bien présente sous la forme de sites Web bien informés sur la vie de l’univers virtuel.

Deuxième rendez-vous immanquable: les pistes de danse. Comme si Second Life se réduisait au Pont d’Avignon. Et les monsieurs font comme cela… ils font surtout comme le programmeur des « pose balls » a voulu qu’ils fassent. En effet, il faudrait préciser que danser dans Second Life, c’est cliquer sur une balle rose ou bleue qui va dès lors déterminer tous les mouvements des danseurs. Pas de spontanéité donc.
Fabiana Carmona, l’avatar de la journaliste du Fémina, s’étend essentiellement sur les difficultés des premières connexions et se trompe sur quelques points: il est tout à fait possible de se vêtir correctement dans Second Life sans bourse délier. En effet, il existe dans plusieurs endroits des magasins offrant des freebies, c’est-à-dire des lots d’objets gratuits, vêtements ou meubles pour sa maison. En quelques clics, on peut se faire une garde-robe bien étoffée et, pour les nostalgiques des poupées Barbie (dont je suis), on passe des heures à essayer des fringues, des chaussures, des coiffures et même des bijoux. Ensuite il est faux de dire qu’un avatar reste à l’endroit où la déconnection se fait, comme un pantin désarticulé. En fait, il disparaît du regard des avatars connectés, mais réapparaîtra au même endroit lors de sa prochaine connexion. Les avatars qui ressemblent à des pantins désarticulés sont simplement connectés, mais en sommeil, tout comme un ordinateur quand il n’est sollicité pendant quelques minutes.
Barbotine Dingson, avatar de la journaliste du Matin, a mis quelques Linden dollars dans son escarcelle. Ce qui lui a permit de jouer aux joies du shopping virtuel. Mais elle ne comprend pas pourquoi on vend tant d’objets qui lui semblent inutiles: cheveux, bruits, bougies. Pour cela, il faut vivre quelques temps dans Second Life (SL pour les intimes), avoir une maison, des amis et des projets. Dès qu’on a une maison, on veut la meubler. Chacun peut construire des meubles, mais c’est plus simple d’en acheter qui sont déjà faits. Les bougies et les cheminées font partie des éléments qui donnent une touche d’ambiance à un intérieur virtuel. Quant aux bruits, ils servent à animer des objets.
Peterdesalpes a accentué, dans le reportage qui a passé dans Mise au Point, l’aspect économique de Second Life. Bien entendu, il y a du business. On trouve de nombreux biens à acquérir. Mais parallèlement, et comme sur Internet, l’esprit open source se développe. Moi qui ai choisi de vivre ma Seconde vie à Colonia Roma, j’avais vu une magnifique chaise romaine qui me semblait pouvoir orner dignement ma maison située non loin du Forum. Elle coûtait 300 L$. J’avais jugé ce prix excessif. Mais quelques temps plus tard, j’ai trouvé la même chaise pour 1 L$ dans un magasin de type « open source », qui vend des biens qui sont presque tombés dans le domaine public. Et je peux parier que d’ici peu, cette chaise pourrait faire partie d’un lot de freebies.

Pour revenir à la presse romande, relevons que l’envoyé de 20 minutes distille de temps en temps dans son journal (gratuit) des reportages intéressants sur des lieux ou des services originaux de Second Life. Aujourd’hui encore, Aaron Slok nous parle d’un lieu d’accueil pour néophytes francophones, où l’on peut apprendre à créer et s’exercer dans un « bac à sable ».

Effectivement, il est nécessaire d’approfondir un peu Second Life, qui ne se réduit pas à un espace de drague ou à un marché ultra-libéral. Ce n’est qu’un univers 3D parmi d’autres, mais ses particularités sont de n’être pas un jeu (au sens au World of Warcraft en est un) et de n’être constitué que de créations de ses utilisateurs. En effet, à quelques exceptions près, tout ce qu’on voit dans Second Life a été créé par des internautes, qu’il s’agisse de cabanes ou de palais. Les architectes virtuels peuvent exercer leurs talents, avec les seules limites imposées par le système : le nombre de prismes (formes primitives, sphères, cubes, …, servant de briques de base à la construction) pour une certaine surface n’est pas infini. Cela élève la construction de maisons au rang d’art, tant il faut être habile dans l’usage de ses précieux prismes.
Second Life abrite également des projets tous aussi étonnants les uns que les autres. Il y a une vie culturelle très riche : artistes, galeries d’art et musées virtuels y trouvent un terrain favorable (voir notre Guide des musées de Second Life). Des universités sont présentes, de même que des ONG. Il y aussi des expériences dans le domaine de la vie sociale et politique: la communauté dont je fais partie et qui a construit les deux « simulators » de Neufreistadt et de Colonia Nova a choisi de se doter de règles démocratiques pour gérer sa vie et son développement. Au programme: élections et débats.

De fait, beaucoup de lieux très intéressants ont été construits par des communautés virtuelles. C’est le cas, par exemple, de l’ International Spaceflight Museum.
Et puis Second Life, c’est aussi un immense réseau de solidarité : pour peu que l’on ait un projet, on trouvera auprès des autres résidents plus expérimentés les conseils et les connaissances nécessaires pour avancer.
C’est ainsi que, sans réel talent pour la construction en 3D, j’ai pu mettre sur pied, dans ma maison de Colonia Nova (dans la rue qui descend du forum, à droite), une exposition virtuelle consacrée aux dieux de l’amour dans la Grèce antique. Cette exposition se veut un jeu entre la présentation des différents aspects d’Aphrodite et d’Eros et la manière dont l’amour est conçu dans Second Life, c’est-à-dire basé sur des comportements programmés par un informaticien. Ainsi à chaque aspect d’Aphrodite ou d’Eros qui est montré correspond un couple de ces « pose balls ». Ainsi le visiteur ne fait pas qu’apprendre en lisant ou en regardant, mais il peut expérimenter à travers son avatar.

Je ne sais pas quelle réception aura cette exposition. Elle répond à une double nécessité, celle d’une part d’animer Colonia Nova (et de cela, j’en ai beaucoup discuté avec mes « concitoyens ») et, d’autre part, celle de développer un projet personnel dans cet univers virtuel. Je suis en effet persuadée que Second Life ne doit pas être vu comme une simple promenade et un lieu de rencontre. Il permet avant tout de créer. Chaque avatar est pourvu de cette possibilité. On trouve à divers endroits des « tutorials » pour savoir comment s’y prendre. C’est donc avant tout un vaste laboratoire. Une simulation …

Et pour ceux qui veulent en savoir plus, un mode d’emploi de Second Life vient de sortir (en anglais):

Michael Rymaszewski, Wagner James Au, Mark Wallace, Second Life: The Official Guide, Wiley, 2007

J’animerai aussi un atelier consacré aux activités culturelles dans Second Life lors de la conférence Lift 07.

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Politique

Le cinquième pouvoir

2007 est une année électorale autant en France (présidentielle pour ceux qui ne seraient pas au courant) qu’en Suisse (chambres fédérales en automne). L’occasion de faire le point sur l’influence d’Internet dans la politique. Thierry Crouzet, auteur bien connu du Peuple des Connecteurs, vient de sortir un essai consacré à ce thème, un essai attendu, dont il rendait régulièrement compte de l’écriture sur son blog.
Ce livre s’intitule « Le cinquième pouvoir ». Sa thèse principale est qu’après les trois pouvoirs classiques des sociétés démocratiques (censés être clairement séparés), après le quatrième pouvoir constitué par les médias classiques (presse, radio et télévision), un cinquième pouvoir est en train d’émerger, celui du réseau Internet.

Thierry Crouzet commence par retracer des exemples d’influences nettes de la part d’internautes sur des campagnes poliques. Pour les Etats-Unis, il y a bien sûr celui d’Howard Dean, le candidat démocrate aux précédentes primaires. Pour ce qui est de la France, il raconte l’histoire d’Etienne Chouard, un blogueur qui a eu, sans le vouloir, une influence déterminante dans le débat sur la Constitution européenne. Il montre comment des citoyens peuvent s’opposer à des municipalités grâce à des blogs où toutes les « affaires » sont présentées,alors qu’on n’en fait aucun cas dans la presse classique.
Dans la seconde partie, l’auteur explique bien que cette situation n’est possible que parce qu’Internet est un réseau, organisé de manière totalement décentralisée et dont les issues sont imprédictibles. De plus, Internet permet de détourner les médias traditionnels et donne voix au chapitre à ceux qui, d’ordinaire, sont tenus à l’écart. Le réseau peut leur servir alors de caisse de résonnance (jeu de mot cher aux internautes…).
Thierry Crouzet détaille aussi (et nous lui en sommes reconnaissants) la théorie de la longue traîne de Chris Anderson, une théorie intéressante qui montre, dans le domaine du marketing, qu’Internet a changé la donne. En effet, grâce aux possibilités d’accès à l’information (moteurs de recherche, recommandations croisées des magasins en ligne), des produits qui étaient presque oubliés, peu connus, retrouvent une seconde vie. En d’autres termes, alors que dans les commerces classiques l’offre est standardisée, massive et limitée quant au choix, sur Internet, elle met en avant quelques produits phare puis s’étend comme la traîne de la robe de mariée. L’auteur se demande alors si cette théorie peut s’appliquer à la politique. Il constate que le nombre de candidats à une élection a tendance à augmenter. Cependant les institutions actuelles ne sont guère adaptées à cette situation. Quand il y a de nombreux candidats et que seuls deux passent au second tour, il suffit d’un 15% qui n’est pas représentatif. Dans quel sens alors réformer les institutions: proportionnelle, introduction d’un 3ème tour? Ou alors passer à la politique 2.0.
Par cette expression, Thierry Crouzet entend une politique collaborative qui serait basée sur les mêmes principes que le Web 2.0. Mais cette politique 2.0., il peine à la dessiner. Il évoque un exemple qui, tout en étant passionnant (la création de Visa, l’organisation qui gère la carte de crédit du même nom, qui répond à une structure collaborative et qui n’est pas cotée en bourse), ne convainc pas. Le problème de son ouvrage, en effet, c’est l’absence d’analyse. Pour dessiner une politique 2.0. il aurait fallu étudier patiemment les exemples de politique participatives qui existent déjà: Ségolène Royal en a mis en oeuvre, en s’inspirant de pratiques brésiliennes. Il aurait fallu ensuite voir comment ces exercices s’adaptaient au Web ou, plutôt, comment Internet pourrait « booster » la politique participative et quelles seraient les implications de sa mise en oeuvre (accès à Internet pour tous, éducation aux outils électroniques, sécurité des débats, etc…). Le livre un peu écrit dans l’urgence et dont la thèse fondamentale se trouve déjà dans « Le pouvoir des pronétaires » de Joël de Rosnay, laisse un peu sur sa faim, notamment parce qu’il survole son sujet plus qu’il ne le maîtrise. Il n’y a pas de véritable méthode d’approche du phénomène (si ce n’est un enthousiasme communicatif). Fort heureusement, l’auteur attire l’attention (mais peut-être pas suffisamment) sur les dangers du cinquième pouvoir: la dernière campagne présidentielle américaine, qui l’avait totalement intégré, a trouvé dans le Net un vaste espace de dénigrement où il était aisé de faire circuler des rumeurs. Mais Thierry Crouzet fait trop confiance aux internautes, aux connecteurs pour considérer qu’il s’agit d’un problème grave.
Personne ne contesterait sérieusement l’existence de ce cinquième pouvoir. Tout le problème est de savoir comment l’aborder, pour mieux le comprendre. Parmi les pistes présentées par Thierry Crouzet, il en est une qui me paraît très intéressante: les cartographies du Web. Il évoque en effet les travaux de l’Université de Compiègne qui produit des images des réseaux que forment sites sur un thème particulier (en tenant compte des liens qui vont des uns vers les autres), en prenant en compte certains critères comme l’opinion défendue, l’appartenance politique, etc…

http://www.webatlas.fr/
http://www.webatlas.fr/ressources/galer … itique.pdf (carte du non à la Constitution européenne, lors du référendum de 2005)

Malgré les critiques émises plus haut, il faut cependant relever les mérites des livres de Thierry Crouzet. C’est une personnalité dotée d’une belle intuition sur les potentialités d’Internet. Il joue un peu le rôle d’éclaireur. Il a surtout le mérite d’attirer l’attention sur des travaux essentiels à la compréhension du Web publiés moins connus en Francophonie. C’était déjà le cas du Peuple des connecteurs. Enfin, je lui aussi aussi un certain talent de conteur.

http://blog.tcrouzet.com/