Une étudiante m’a adressé un questionnaire sur le musée virtuel. Je publie ici les réponses que je lui ai faites.
Pouvez-vous m’expliquer en quoi consiste votre travail ?
J’ai étudié l’archéologie, le grec ancien et le latin à l’Université de Neuchâtel en Suisse. J’ai ensuite étudié l’anthropologie religieuse à l’Université de Paris IV. Professionnellement, je suis responsable des sites Internet d’un département de l’administration fédérale suisse, l’équivalent de vos ministères. Il y a quelques années, j’ai fait un Mastère en administration publique à l’Institut des Hautes études en administration publique à Lausanne. C’est à ce moment-là que je me suis intéressée au musée virtuel. Pour mon travail de diplôme[1], je voulais concilier mon domaine professionnel et mes études. J’ai fait une étude sur l’utilisation d’Internet par les musées suisses. La Suisse compte presque 1000 musées. C’est le pays au monde qui a la plus haute densité de musées par habitant. J’ai constaté que l’usage d’Internet se limitait essentiellement à la communication institutionnelle. Les musées suisses sont nombreux, mais de taille moyenne ou petite. Ils n’ont souvent pas la possibilité d’investir des moyens dans des projets de mise en ligne de leurs collections. J’ai proposé qu’ils s’allient pour publier leurs collections en ligne, ce qui va dans le sens d’un musée virtuel. Le Canada a créé un musée virtuel qui constitue un très bon modèle, mais qui est resté une expérience plutôt unique[2].
Après avoir terminé mon Mastère, j’ai ouvert un blog[3] pour continuer de travailler sur ce thème, j’ai écrit quelques articles, donné des cours et des conférences[4]. Je suis aussi active dans les médias sociaux.
Quelle est votre conception d’un musée virtuel ?
La réponse à cette question dépend du sens que l’on donne au terme virtuel. Dans le domaine informatique, notamment dans celui du développement 3D et des jeux, on a utilisé ce terme pour désigner des univers ou des créatures dont le comportement correspond en partie au monde réel. On parle aussi d’images de synthèse. De ce fait, virtuel est souvent entendu comme factice, irréel, lié à l’illusion. Pour ma part, j’adopte la définition issue de la philosophie scholastique et reprise par Pierre Lévy, dans son ouvrage « Qu’est-ce que le virtuel ? »[5] :
Le mot virtuel vient du latin médiéval virtualis, lui-même issu de virtus, force, puissance. Dans la philosophie scolastique, est virtuel ce qui existe en puissance et non en acte. Le virtuel tend à s’actualiser, sans être passé cependant à la concrétisation effective ou formelle. L’arbre est virtuellement présent dans la graine. En toute rigueur philosophique, le virtuel ne s’oppose pas au réel mais à l’actuel : virtualité et actualité sont seulement deux manières d’être différentes.
Pour plus de détails : http://be-virtual.ch/blog/?page_id=34
Un musée virtuel n’est donc pas un ersatz de musée réel, une pâle copie de ce que l’on peut trouver dans le monde réel. Le musée virtuel transcende les musées de briques et de ciment, limités à leurs murs et à leurs collections (qui sont constituées d’une suite de hasards) pour permettre des regroupements que seul l’esprit pouvait opérer autrefois. Il existe plusieurs possibilités de mettre en place un musée virtuel. Malraux voyait la photographie comme un moyen de réunir ce que des musées avaient séparés. Les technologies de l’information constituent un outil puissant de virtualisation du patrimoine. Il est possible de réunir les œuvres d’un même artiste en les numérisant. L’œuvre de Paul Klee a par exemple entièrement été numérisée par le Centre Paul Klee (Berne, en Suisse), y compris les œuvres issues de collections privées[6]. La collection numérisée est consultation au Centre.
Grâce aux technologies de l’information, il est possible de réunir des œuvres ou des objets selon différentes logiques : chronologique, thématique, géographique, et cela sans les changer de vitrine, sans les déplacer avec des frais d’assurance onéreux. Cette virtualisation est possible à l’intérieur de la collection d’un musée ou bien à l’échelle d’une région, d’un pays (c’est-à-dire au-delà des institutions muséales).
Grâce à la virtualisation des collections, il est aussi possible de créer des expositions virtuelles en ligne ou bien de laisser le public devenir dans une certaine mesure un curateur, en lui donnant la possibilité de créer ses propres galeries.
Quel est pour vous l’avantage pour un musée physique d’avoir une visite virtuelle du musée, ainsi qu’un musée virtuel ? Est-ce une image de marque, de différenciation des ses concurrents ?
Si on entend par visite virtuelle du musée, la possibilité, pour un internaute, de visiter les différentes salles d’un musée à la manière de Google Street View, les avantages sont relativement restreints. La visite virtuelle permet au public distant de découvrir le musée tel qu’il se présente et éventuellement de préparer ou de se remémorer une visite.
Un musée virtuel dans le sens décrit ci-dessus semble plus intéressant. Seule une petite partie des collections sont présentées dans les salles des musées. D’autres sont prêtées pour des expositions. Beaucoup de pièces dorment dans des dépôts et sont difficilement accessibles. Un musée virtuel permet de les découvrir.
Un musée virtuel permet aussi de mettre en valeur les pièces d’un musée et cela de diverses manières :
- en créant des expositions virtuelles
- en laissant le public « s’approprier » les collections en ligne : en créant des galeries, en partageant des œuvres avec des amis ou sur les médias sociaux, à travers des applications permettant d’associer des œuvres avec différents critères, …
- en offrant des fonctionnalités permettant de visualiser les objets de manière différente : visualisation en 3D, zoom, …
- en donnant la possibilité d’accéder à plusieurs couches d’informations liées aux pièces du musée, y compris à des méta-informations et des informations contextuelles,
- en créant des manières visuelles d’accéder aux œuvres : frise chronologique, carte géographique, etc.
- en mettant à disposition des outils de recherche et un dossier personnel pour conserver ses recherches (essentiellement pour les chercheurs)
Cette liste n’est pas exhaustive, mais elle montre à quel point un musée virtuel peut multiplier les possibilités de découverte d’une collection. Cette expérience ne remplace en rien la visite dans le musée réelle. Elle en constitue un complément.
Evidemment un tel musée virtuel peut ne dépendre d’aucun musée ou alors constituer une collaboration entre plusieurs musées. Un musée peut aussi décider de virtualiser sa propre collection, en mettant en valeur des pièces d’une autre manière qu’en les présentant dans les salles, en montrant des pièces qui sont dans les dépôts, en liant des pièces avec celles d’autres musées.
Un musée virtuel bien fait contribue certainement à la bonne réputation d’un musée, mais l’absence de musée virtuel ne lui nuit pas de manière définitive. En revanche, la forme du musée virtuel s’impose sur Internet comme un outil de marketing. Plusieurs entreprises présentent leur histoire de cette manière et Intel a créé un véritable buzz avec son projet « Museum of me »[7]. Adobe a créé un musée d’art contemporain en ligne[8].
Quels peuvent être les effets négatifs pour le musée d’avoir un musée virtuel ou une visite virtuelle ?
Je n’ai jamais entendu dire qu’on avait constaté une baisse de la fréquentation d’un musée parce que sa collection était disponible en ligne. Plus je travaille sur ce thème, plus je pense qu’il s’agit de deux expériences différentes sans aucune contradiction.
Le point noir réside certainement dans les coûts de développement et de maintien d’un musée virtuel.
Les musées sont en règle général frileux en ce qui concerne la mise à disposition de matériel photographique en ligne. Ils craignent que ces photos soient récupérées, réutilisées. Personnellement je trouve que c’est un tort. Dans le monde réel, la valeur est liée à la rareté, alors que dans le monde numérique, la diffusion de nombreuses copies sur Internet est un signe de succès. Internet et les technologies de l’information ont provoqué l’ouverture d’un débat sur la propriété intellectuelle. Sur Internet, de nombreux utilisateurs sont adeptes des licences « domaine public » ou à la carte (Creative Commons). De nombreux objets qui se trouvent dans les musées sont dans le domaine public. De plus, leur conservation et leur présentation sont financées par des fonds publics, soit l’argent du contribuable. Pourquoi leur image ne serait pas à la disposition des internautes pour que ces derniers puissent les réutiliser (par exemple pour illustrer une note de blog) ? Certains musées n’hésitent pas à publier des séries de commons dans Flickr ou Wikipedia, pour faire connaître leur collection[9].
Quel est l’avenir des musées s’ils n’intègrent pas les nouvelles technologies sur leur site Internet ?
Pour répondre à cette question, il faut partir des différents missions d’un musée. En principe, un musée a pour buts de collecter, conserver, étudier et mettre en valeur des pièces appartenant au patrimoine. Ce sont des buts qui font consensus parmi les spécialistes des musées[10]. Les nouvelles technologies contribuent essentiellement à la mise en valeur des collections, comme je l’ai montré plus haut. Elles peuvent dans une certaine mesure contribuer aux autres buts, mais de manière moins significative. On peut, par exemple, considérer la numérisation comme un moyen de conservation. Les technologies de l’information servent aussi à la recherche et à la diffusion de ses résultats. Enfin le marché de l’art est assez actif sur Internet et on peut y découvrir des objets en vente. La diffusion sur Internet d’œuvres volées permet aussi de les identifier.
Les musées ont des buts qui leur sont assignés par d’autres acteurs. Ainsi ils jouent un rôle essentiel dans les projets d’urbanisme. Ce but leur est assigné par les villes, les régions, les collectivités publiques. La revitalisation d’un quartier peut englober la construction d’un musée, qui est en même temps une œuvre architecturale d’importance. Dans une étude menée en Suisse auprès des visiteurs des musées, ces derniers sont nombreux à voir la visite d’un musée comme une activité sociale. Le musée est de plus en plus un lieu de sociabilité : on y va en couple, en famille, avec des amis[11]. Les activités annexes d’un musée prennent de l’importance au détriment des surfaces d’exposition : boutique, cafétéria, auditorium, activités pour les enfants, conférences, etc. Cela montre bien que le musée en tant que lieu n’est pas mis en danger par la numérisation de ses collections. En revanche, on peut se demander ce que les visiteurs retiennent vraiment de la visite d’un musée et si l’exposition en salle est le meilleur moyen de faire connaître une œuvre[12].
Les réflexions sur le musée virtuel ont fait naître un débat sur la question de l’original, sacralisé, et des substituts[13]. Dans le passé, de nombreux musées présentaient des copies. Que l’on songe aux musées de moulage. Cette pratique ne choquait personne et permettait de diffuser des œuvres à une époque où les gens voyageaient moins.
En conséquence, les musées resteront des lieux de visite et de socialisation. En revanche, si un musée veut vraiment faire connaître ses collections auprès d’un public plus large, au-delà du cercle de ses visiteurs, il a intérêt à avoir recours aux technologies de l’information et à mettre en valeur des œuvres sur Internet.
A qui est destiné le musée virtuel/visite virtuelle ? Est-ce le même public que dans le musée in situ ou bien d’autre ?
Le musée virtuel s’adresse à des personnes actives sur Internet. Il peut s’agir de personnes curieuses ou de spécialistes. Dans une certaine mesure, il s’agit du même public qui se rend dans les musées, intéressé par la culture. Cependant il s’agit d’expériences différentes, faites à des moments différents.
Il faut aussi penser que le musée virtuel permet de rendre le musée accessible à des personnes qui n’auront jamais l’occasion de s’y rendre en personne : personnes venant d’autres contrées et qui n’ont pas ou peu de moyens de voyager, personnes handicapées, etc. De plus, les ressources en ligne constituent une source importante d’information pour les enseignants.
Que pensez-vous de l’intégration du public dans le musée virtuel? Et de l’extension des musées sur les réseaux sociaux ?
Il s’agit d’un développement important et non pas d’un effet de mode. Les médias sociaux sont à utiliser à deux niveaux. Tout d’abord ils contribuent à la communication institutionnelle. En effet, avoir un site Internet ne garantit pas que le public le trouve et le consulte. Etre présent sur les réseaux sociaux permet de toucher un public plus large et de faire connaître son offre en ligne.
Ensuite, les musées peuvent intégrer ces médias sociaux dans leurs propres processus. L’intégration de fonctionnalités inspirées des médias sociaux donne la possibilité au public de s’impliquer et devenir, dans une certaine mesure, un curateur, en mettant en évidence ses préférences pour certaines œuvres (même si les critères du public et des experts divergent). L’exemple le plus évident est celui de l’indexation sociale ou folksonomy : cette fonctionnalité permet aux internautes d’attribuer des mots-clés aux objets du musée présentés en ligne.
Enfin, une muséographie virtuelle ou une curation virtuelle utilisant les techniques du crowdsourcing émerge sur Internet, hors du contexte muséal classique. Elle ne s’intéresse pas forcément au contenu des objets culturels classiques, mais à la culture digitale[14]. Une chercheuse australienne a montré que YouTube était (entre autres choses) un musée virtuel de la télévision dont le curateur était l’ensemble de ses utilisateurs[15]. Par le fait de l’intelligence collective, des émissions remarquables ont été proposées, sélectionnées et mise en valeur.
Un musée virtuel ou bien une visite virtuelle sont-ils des effets de mode ou sont-ils voués à disparaître ?
Les technologies permettant de créer visites virtuelles répondent en partie à des effets de mode. On est passé des panoramas 360 degrés à la présentation dans le style de Street View.
Un musée virtuel n’est pas un effet de mode. Le musée virtuel a précédé Internet. Le patrimoine est en fait un musée virtuel qui s’actualise sous diverses formes : un musée de briques et de ciment, une publication avec des photos, un musée des moulages ou un musée virtuel sur Internet en constituent des actualisations. Chacun a un musée virtuel dans sa tête et peut essayer de l’actualiser. Un conservateur de musée peut avoir des présentations virtuelles alternatives à celles des vitrines de ses collections. Les technologies de l’information ont cependant une telle flexibilité qu’elles donnent aux collections en ligne des propriétés de virtualisation. Ainsi le moteur de recherche permet d’actualiser une série d’œuvres correspondant à un certain critère. Ces technologies de l’information continuent à questionner.
Une des tendances très actuelles est la réalité augmentée. Avec l’essor des téléphones portables, il est possible d’accéder à des informations liées au lieu dans lequel on se trouve et même de les visualiser. Il s’agit d’une technologie pleine de promesses pour la mise en valeur du patrimoine in situ.
De manière globale, les technologies de l’information ne constituent pas un effet de mode, mais une révolution. Que l’on songe à toutes les activités qui ont été profondément modifiées par Internet : communication, presse, commerce, tourisme, musique, etc. Comment les musées pourraient-ils échapper à cette tendance ? Ils ne sont pas en danger en tant que lieu, mais Internet interroge leurs pratiques dans le domaine de la valorisation du patrimoine.
[5] Pierre Lévy, Qu’est-ce que le virtuel ?, La Découverte, Paris, 1995
[11] Arlette Mottaz Baran, Publics et musées en Suisse: représentations emblématiques et rituel social, Peter Lang, 2005
[12] Sur cette question, voir Francesco Antinucci, Musei virtuali: come non fare innovazione tecnologica, Laterza, 2007
[13] Sur cerre question, voir Bernard Deloche, Le musée virtuel: vers une éthique des nouvelles images, Presses universitaires de France, 2001
[14] Voir ma contribution dans Roger Gaillard, Exposer des idées, questionner des savoirs. Les enjeux d’une culture de sciences citoyennes, Neuchâtel, 2010