J’ai découvert dans ma boîte email un message provenant d’un des visiteurs de mon exposition dans Second Life. Il me disait qu’il venait d’imprimer un exemplaire de la Théogonie d’Hésiode à partir d’un site Internet, afin de le lire. Quand j’ai lu cela, je me suis dit que j’avais gagné mon pari et que le travail fourni pour la conception et la mise en place de cette exposition n’avait pas été vain. Si j’ai réussi à faire lire Hésiode à une seule personne, une personne dont la trajectoire intellectuelle et professionnelle ne passait pas par cet auteur, c’est une chose extraordinaire. Ce poète est un peu plus vivant maintenant.
Cela m’a rappelé cette fameuse leçon de conduite prise il y a bien longtemps. A cette époque, j’avais créé avec quelques camarades le Groupe de Théâtre antique de l’Université de Neuchâtel, dans le but de mieux faire connaître la culture antique. Nous avions joué Lysistrata, une pièce un peu sulfureuse d’Aristophane, pour laquelle nous avions obtenu un beau succès. Mais qui était venu nous voir? Des universitaires, des enseignants et leurs élèves? En ne prêchant qu’à des convaincus, on perd un peu son temps puisque ces gens ont déjà accès à la culture antique. C’est donc en prenant une heure d’auto-école deux ou trois ans plus tard que j’ai réalisé que ce spectacle avait peut-être touché d’autres cercles. En effet, mon moniteur attitré étant absent, il m’avait confiée à l’un de ses collègues. Après une heure de route, nous sommes arrêtés et c’est là que le moniteur m’a demandé si je n’avais pas joué dans ce spectacle qui s’était donné dans la cour de la Faculté des Lettres. En entendant cela, j’ai su que je n’avais pas perdu mon temps. Des gens dont le trajet ne passait pas forcément par la case « Etudes classiques », mais qui sont tout de même curieux de tout, étaient venus voir cette pièce composée dans l’Antiquité. C’est à eux que vous voulions nous adresser avant tout. Nous avions traduit le texte en voulant le rendre accessible à un public « non-averti ».
Pour des raisons d’organisation personnelle, je pouvais difficilement continuer de jouer du théâtre, une activité très contraignante. Je me suis donc orientée vers une formation de conteuse, qui me permet de travailler librement, au rythme qui me convient. L’autre jour, je contais dans une classe de 1ère année et, pour terminer ma conterie, j’ai raconté l’histoire de Midas, ce roi à qui les dieux ont fait pousser des oreilles d’âne pour le punir de sa bêtise.
Son coiffeur doit jurer de garder ce secret pour lui, sous peine de mort. Mais ce secret est bien trop lourd à porter. Le coiffeur se rend donc au bord d’un marais, creuse un trou et y crie son secret. Soulagé, il rebouche le trou. Mais des graines étaient tombées dedans. Avec le temps, elles ont germé et ont donné de beaux roseaux. Le vent s’est mis à souffler et partout dans le pays on a pu entendre la confidence du coiffeur: « le roi Midas a des oreilles d’âne, le roi Midas a des oreilles d’âne ».
La maîtresse m’avait prédit une classe difficile. Il n’en a rien été. Au contraire, ces enfants semblaient très curieux. Et quand je suis sortie de la classe, j’en ai vu un chantonner « le roi Midas a des oreilles d’âne, le roi Midas a des oreilles d’âne », puis s’arrêter vers un camarade d’une autre classe pour lui demander « tu connais l’histoire du roi Midas? ». J’ai continué mon chemin et je n’ai pas cherché à entendre comment il allait résumer cette histoire. J’ai pensé que moi aussi j’avais creusé un grand trou pour y déposer quelques graines et que le vent n’avait pas tardé à souffler… Je me suis aussi souvenu de la manière dont j’avais connu cette histoire, lorsque j’étais enfant. Certainement pas en lisant Ovide. Dans la bibliothèque familiale se trouvait une encyclopédie en 4 volumes prétendant présenter le savoir mondial. Elle contenait une rubrique sur les mythes antiques, illustrés des images qui, tout en n’étant pas vraiment excellentes, m’ont habitée pendant toute mon enfance (voir l’illutration ci-dessus). J’ai fait promettre à mon père de ne jamais jeter cette encyclopédie et de me la donner le jour où il n’en voudrait plus.
On le voit bien à travers ces exemples personnels, la culture a besoin d’une médiation. Si les connaissances sur l’Antiquité s’élaborent à travers des articles scientifiques publiés dans des revues savantes (articles qui servent ensuite à l’évaluation des universitaires qui les produisent), ces connaissances ne trouvent pas un chemin direct vers le grand public, qui en a pourtant soif. Elles nécessitent une médiation, une valorisation, qui peut prendre diverses formes: représentations théâtrales, documentaires (pour les formes onéreuses), expositions, performances diverses, conférences, sites Internet, etc… (pour des projets moins coûteux). Aucune piste ne doit être négligée: chacune trouvera son public. Car, comme nous l’enseigne le principe de la longue traîne, il n’y a pas lieu d’imposer quelques auteurs de manière massive, mais il faut au contraire favoriser la diversité. Dans le domaine d’Internet, qui devient le média le plus accessible, cela suppose d’encourager deux types d’activités: la numérisation des oeuvres, objets, collections, sons, etc… et leur valorisation sous diverses formes. C’est un peu ce message que j’espère voir diffuser, comme les roseaux ont rélévé le secret de Midas.
Groupe de Théâtre antique (GTA): http://www.unine.ch/gta/