Dans sa dernière exposition, le Musée d’ethnographie de Neuchâtel, le MEN, nous invite à explorer les frontières de plus en plus souvent franchies entre notre état d’êtres naturels et les différents artifices par lesquels nous tentons de prolonger notre corps: chirurgie esthétique, implants, etc. A des pratiques imposant une modification physique, les concepteurs de l’exposition ajoutent les univers virtuels, comme Internet ou Second Life, qu’une salle évoque.
Photo: MEN
http://www.men.ch/
Internet ou Second Life se réduisent-ils vraiment à une hallucination collective, comme le suggère une citation de William Gibson (le créateur du mot cyberspace), prise dans le petit ouvrage qui accompagne l’expo? La série Matrix a déjà amorcé la réflexion sur les mondes virtuels qui prendraient peu à peu la place de la réalité. Certains philosophes, comme Nick Bostrom, évoquent aujourd’hui la possibilité que nous soyons nous-mêmes dans une simulation.
http://www.nickbostrom.com/
Mais le constructivisme a déjà montré comment toute société humaine créait sa propre perception du monde. Les mondes virtuels d’aujourd’hui, s’intègrent dans cette perception et la prolongent. Mais leur nature profonde, qu’il s’agisse d’Internet en général ou des univers 3D en particulier, est celle du réseau. Un réseau a des propriétés émergentes, c’est-à-dire des propriétés que n’ont pas ses composants. Internet génère, de ce point du vue, des projets collaboratifs, des communautés virtuelles. Le phénomène des buzz (rumeurs lancées dans un endroit du réseau et répercutées à grande échelle, avec parfois des conséquences importantes) montre bien combien le Net échappe aux humains qui l’ont mis en place.
Les réseaux existent depuis toujours et font même partie de la nature, mais celui qui émerge actuellement est particulièrement dense et complexe. Il importe de pouvoir le penser. L’étude des réseaux démarre à peine, à partir de domaines comme les mathématiques ou la la physique. On s’intéresse par exemple à savoir combien de noeuds sépare un point d’un autre dans un réseau, ce qui indique la possibilité, pour chaque membre de ce réseau, de pouvoir se rapprocher d’un autre. On commence aussi à cartographier ce réseau pour en voir les zones très denses et les zones moins denses. Pour une excellente introduction à la science des réseaux et son application à Internet, je ne peux que renvoyer au livre de Thierry Crouzet, Le Peuple des Connecteurs, qui contient lui-même de riches références bibliographiques.
http://blog.tcrouzet.com/
Sur le fond, on en revient toujours à ce flottement qui existe dans la définition du terme virtuel. Pour beaucoup de personne, ce mot est associé aux notions d’iréel, de faux. Or il n’en est rien. La définition que Pierre Lévy en a donné montre bien comment le virtuel est agissant sur notre monde et ne crée en aucun cas un monde séparé. Second Life n’est pas une seconde existence, totalement à part. Beaucoup de résidents y poursuivent les mêmes activités que dans la vie réelle, de la drague au business, en passant par la médiation culturelle, selon les goûts de chacun. Ou bien ils développent les projets dont ils rêvaient. Ils y rencontrent autant de personnes tout aussi réelles, collaborent avec eux, quand ils ne les rencontrent pas tout simplement « en vrai ». Second Life est à voir comme un raccourci: il permet de monter certaines activités plus rapidement que dans la vie réelle, comme créer un commerce, un musée, rencontrer les personnes qui partagent les mêmes goûts. Prenons l’exemple de cette salle du MEN reconstituant une chambre en 3D telle qu’on peut en voir dans Second Life. Pour l’admirer, il faut se rendre à Neuchâtel, un point précis sur le globe, qui est très proche quand on vit à Lausanne, beaucoup moins quand on vient de la Rochelle ou de Québec. En revanche, en connaissant un peu la construction 3D, on se dit que l’ensemble de l’exposition pourrait être transposé dans Second Life. Les visiteurs pourraient la traverser avec leur avatar. On peut tout à fait imaginer qu’un gars de la Rochelle partage sa visite avec une résidente québécoise. Tous deux auraient l’occasion de bavarder avec un des concepteurs neuchâtelois qui ferait quelques heures de présence. Le propos des muséographes serait accessible en tout temps, de partout. Il pourrait toucher potentiellement un public plus important.
Alors, à quand MEN Island sur Second Life?
Renseignements pratiques
Figures de l’artifice (du 11 novembre 2006 au 11 novembre 2007)
Musée d’ethnographie Neuchâtel
4, rue St-Nicolas (quart. Château-Collégiale)
CH-2000 Neuchâtel
Ouvert tous les jours de 10h00 à 17h00, à l’exception du lundi